III QUESTIONS D'ECONOMIE N° 3 La création monétaire par J.F. Drouet L'histoire d'Arnaud se terminait par la description sommaire du système financier de certains pays "étrangers" (1) et cette interrogation : notre système actuel est-il le même ? Pour y répondre nous ne pouvons en res- ter à la connaissance que beaucoup s'en font car bien souvent cette idée est dépassée et diffère complètement de la réalité actuelle. Bien des personnes pensent encore que seul l'Etat a le privilège d'émet- tre la monnaie en frappant les pièces et en faisant "marcher la plan- che à billets". Ils pensent que cette monnaie est gagée sur la quantité d'or détenue par la Banque de France. Ces conceptions datant du début du siècle dernier ne correspondent plus du tout à la composition de la masse monétaire, à ses contreparties et aux mécanismes de sa création. Un coup d'oeil sur les schémas ci-après va tout de suite nous éclairer. Ils sont tirés de tableaux présentés dans un film intitulé "La monnaie et la politique monétaire", conçu et produit par la Banque de France. Dans le coin du schéma représentant la masse monétaire au 30 avril 1971, un petit carré est à l'échelle des pièces, 1 % environ des disponibili- tés monétaires. L'Etat conserve le privilège "d'émettre" les pièces. C'est le seul privilège dont il conserve l'exercice. Les billets, qu'on appelle aussi monnaie fiduciaire, sont fabriqués et émis par la Banque de France. Ils représentent maintenant moins du tiers des disponibilités monétaires. Et le reste ? Ecoutons le texte du film de la Banque de France : "Les particuliers et même, paraît-il, certains banquiers ont du mal à comprendre que les banques aient le pouvoir de créer de la monnaie et qu'il soit, par conséquent, nécessaire de contrôler ce pouvoir. Pour eux, une banque est un endroit où ils déposent de l'argent en compte et c'est ce dépôt qui permettrait à la banque de consentir un crédit à un autre client. Les dépôts permettraient les crédits. Or, cette vue n'est pas conforme à la réalité car, les économistes nous l'apprennent, ce sont les crédits qui font les dépôts. D'ailleurs, s'il n'y avait, pour ali- menter le crédit des banques, que les dépôts faits en monnaie existant au préalable, c'est-à-dire en billets, on se demande comment les dépôts dans les banques pourraient augmenter, Or, on constate que, d'année en année, ils augmentent, même si la masse des billets ne progresse pas ou presque pas. "L'explication de ce phénomène, c'est que les banques créent de la monnaie scripturale, non pas à partir d'une monnaie d'une autre nature, mais à partir des biens qui ne sont pas de la monnaie ou, pour employer le lan- gage des économistes, à partir d'actifs non monétaires." Comme nous n'avons pas les images du film, ce texte nécessite quelques illustrations. (1) Voir dans SCM n° et 1976 les articles n° 1 et 2 leur lecture est indispensable à la compréhension des articles suivants. III 2 Billets en MASSE MONETAIRE Disponibilités monétaires circulation 71,5 Pièces 2,5 232 milliards en milliards de francs Dépôts bancaires chèques posta ux 126 29,5 1 + Quasi-monnaie Caisses d'épargne Bons du trésor 124 Créances 4,5 Contreparties monétaires OR concours et des banques devises 25 chèques postaux 29,5 Crédits à l'économie 2 67 La première est déjà sous vos yeux, puisque, sur le schéma, il est évident que les 282 milliards de francs des comptes bancaires, des chèques postaux, des caisses d'épargne et de fonds du trésor ne peu- vent pas avoir été engendrés par les 71,5 milliards de billets. En fait, ils sont bien issus des lignes d'écriture des livres comptables d'où le nom de monnaie scripturale. La seconde évidence résulte du processus d'accroissement de la masse monétaire. Celle-ci tend à doubler tous les sept ans or c'est essen- tiellement la monnaie scripturaire qui s'accroit. Par exemple de 1971 à 1972 (aux 31 décembre) elle passait de 185 à 218 milliards soit un accroissement de 33 milliards alors que les billets ne s'accroissaient dans le même temps que de 5,5 milliards (Rapports du Conseil National de Crédit). Les mécanismes de création monétaire. - Les banques ont donc le pouvoir de créer la majeure partie de la monnaie. Par quels mécanismes ? Supposons qu'un producteur vende à l'étranger. Il sera payé en devises étrangères qui n'ont pas cours dans son pays. Il va donc les porter à sa banque qui s'empresse de les enregistrer à son actif, en créditant le compte du producteur de la contre-valeur et cela par un simple jeu d'écritures. Elle a donc créé la monnaie scripturaire qui lui était nécessaire pour acquérir les devises. Le schéma est exactement le même lorsqu'une banque désire acquérir un immeuble ou des actions etc... Il lui suffit de créditer le compte du vendeur de la même manière par une ligne d'écriture. .../ III 3 "Ce pouvoir formidable de créer la monnaie nécessaire à ses acquisitions est évidemment restreint par la réglementation bancaire, sinon les ban- ques pourraient s'assurer la propriété totale du secteur productif de l'économie. Ainsi, elles ne peuvent pas prendre de participations dans des entreprises grâce à des ressources monétaires, c'est-à-dire grâce à des dépôts à vue au sens étroit du terme". (2) Mais la création monétaire la plus importante s'effectue par l'ouverture de crédits permettant une production à venir comme nous l'avons vu dans le 2ème scénario de l'histoire d'Arnaud. Des "actifs" c'est-à-dire des biens vont devenir disponibles, "liquides" et l'image donne bien l'idée du nouveau courant d'échanges qui va être ainsi amorcé. Le montant de ces crédits est transféré aux fournisseurs qui vont ali- menter leurs comptes en banques et accessoirement les convertir en bil- lets pour leurs achats courants. Il est donc bien correct de dire que "ce sont les crédits qui font les dépôts" et non l'inverse. Le 2ème schéma : les "contreparties de la masse monétaire" montre bien 1'importance des crédits à l'économie (267 milliards) à côté par exemple des 25 milliards d'or et de devises. Remarquons au passage, en comparant les masses respectives, que la convertibilité en or de la monnaie fidu- ciaire ou a fortiori scripturaire est impossible depuis bien longtemps. Conséquences des conditions actuelles de crédit. - Mais revenons aux crédits bancaires. Il y a une différence fondamentale avec l'histoire d'Arnaud : c'est que dans le système actuel, on ne dif- férencie pas crédits mutuels remboursables et crédits collectifs gratuits destinés à accroître la masse monétaire pour accompagner voire susciter la croissance économique. Tous les crédits bancaires doivent actuellement être remboursés (ce qui signifie par conséquent une destruction monétaire) Les banques en réalité ne donnent pas de monnaie, elles créent... des dettes. Cela signifie aussi que pour éviter l'asphyxie économique et permettre malgré tout la croissance économique dès que l'on ferme ainsi des crédits, il faut s'empresser d'en ouvrir d'autres ! On peut bien admettre la néces- sité de régulation économique comme des écluses sur un canal. Mais que penserait-on d'éclusiers qui, bien que rémunérés pour leur fonc- tion, auraient l'idée de faire payer aux bateliers l'eau nécessaire au fonctionnement de l'écluse ? Pourtant la monnaie collective n'est pas plus la propriété des banques que l'eau du canal celle des éclusiers. On peut même imaginer que ces éclusiers se rendent encore plus indispen- sables en repompant l'eau de temps en temps ! Ce serait l'équivalent du système financier que nous utilisons actuellement. Mais dans ces condi- tions, il ne faut pas s'étonner du recours indispensable au crédit et de 1'endettement croissant de tous les partenaires économiques : particulier, entreprises, collectivités, états mêmes, endettement donc dépendance pour ne pas dire esclavage. Car il faut bien appeler les choses par leur nom : en l'occurence le ca- pital-travail est réellement soumis au capital-financier. Celui-ci est à la fois maître d'ouvrir ou non la possibilité du travail et d'exploiter sa production puisque pour le service de lui avoir créé une dette, il lui demande de surcroît des intérêts ! Ce transfert cons- tant en faveur des banques constitue un appauvrissement de l'ensemble des agents économiques productifs. (2) André Chaîneau. Mécanismes et politique monétaires P.V.F. p. 34. III 4 Un endettement exponentiel.- Les chiffres sont encore plus parlants que les mots. Ils nous sont donnés par la Banque de France (dans le fascicule annuel "La Monnaie"). En pourcentage (dans les contreparties de la masse monétaire) les cré- dits à l'économie, c'est-à-dire l'endettement, sont passés de 57 % en 1960 à 84 % en 1974. L'accroissement en valeur absolue est encore plus spectaculaire puisque cet endettement passe de 62 milliards en 1960 à 574 en 1974 soit un accroissement de 850 % en 14 ans ! Au niveau des entreprises, cela se traduit par la diminution de l'auto- financement: de 75,3 % en 1971, il tombe à 46,6 % en 1974 et l'endette- ment lui passe dans le même temps de 95 % des fonds propres à 124 %. Et les collectivités locales, on le sait, connaissent les mêmes varia- tions. A travers créations, destructions, recréations etc... les crédits arri- vent, si on regarde les choses globalement, à être permanents mais à quel prix ! L'expression n'est pas qu'une tournure de style puisque, nous l'avons vu, le coût de ces crédits croit sans cesse : remboursements capital et intérêts mais aussi coût en capital humain par les faillites et le chômage entraînés par un tel système. Et ces coûts financiers, en pesant sur les prix de revient, viennent ali- menter la spirale inflationiste. Le seul avantage de l'inflation et des faillites est que c'est une manière détournée de moins ou pas rembourser les crédits. Mais plutôt que d'utiliser les faillites, il vaudrait mieux reprendre la pratique hébraïque du jubilé : tous les 50 ans, toutes les dettes étaient remises et les esclaves pour dettes retrouvaient la li- berté. Politique monétaire.- Les Etats ont pratiquement abandonné aux banques le pouvoir de création monétaire mais du moins conservent-ils un pouvoir économique ? Sont-ils en mesure d'orienter l'économie et de contrôler le pouvoir fi- nancier par leur politique ? Au niveau des actions ponctuelles, l'orientation est donnée conjointe- ment par le demandeur : l'entreprise qui présente son projet et les banques qui l'acceptent (ou non) en accordant (ou non) le crédit solli- cité. Leur décision, souveraine, a essentiellement comme critère la ren- tabilité financière non l'utilité commune. A ce niveau des micro-déci- sions, les états, gouvernement ou représentants élus, ne participent pas à l'orientation de l'économie, qui reste par conséquent soumise à la fois aux intérêts particuliers, aux pressions de toute sorte et à l'intérêt du secteur financier. Ce constat est important car cela signifie l'ab- sence d'une réelle politique économique, susceptible d'orienter l'écono- mie. Or on s'accorde maintenant à penser qu'il devient de plus en plus néces- saire de passer d'une économie de quantité à une croissance qualitative. Pour assurer ce passage, on ne peut donc compter actuellement que sur l'évolution des modes de pensée et des habitudes générales. Nous y re- viendrons. .../ III 5 Mécanismes de contrôle monétaire.- Ayant abandonné la conduite de l'économie aux mains du pouvoir finan- cier, les états contrôlent-ils au moins quantitativement ce pouvoir ? Divers moyens sont ou ont été utilisés par les Etats et les banques cen- trales pour contrôler le pouvoir de création monétaire des banques dites de second rang. Dans le cadre de ces articles nous ne pourrons entrer dans le détail de ces instruments de contrôle, simplement nous en donne- rons une idée. Lorsqu'un crédit est accordé à une entreprise, il est ouvert sous forme de compte scripturaire, mais cette entreprise et ses fournisseurs ont besoin de convertir une partie de ce crédit en monnaie fiduciaire, pour payer des salariés en espèces par exemple. Autrement dit les banques ont besoin de liquidités qu'elles peuvent obtenir à la banque centrale (la banque de France dans notre pays). De ce fait celle-ci possède un moyen de pression, par exemple, en agissant sur le taux de cet escompte. Depuis quelques années le refinancement s'effectue d'abord entre banques sur le marché monétaire (open market). Plutôt que d'action sur les taux, on s'est donc orienté vers l'obligation d'une réserve bloquée de monnaie fiduciaire. Les banques ne devant pas offrir en crédit un total supérieur à ces réserves multipliées par un facteur déterminé. Ces verrouillages indirects de l'émission monétaire sont plus ou moins efficaces. On s'est donc orienté vers un encadrement direct du crédit. On sait, pour les avoir vécues, les conséquences de ces plans de stabi- lisation. Nous les avons déjà évoquées. En conclusion, on voit que la politique monétaire s'apparente à la con- duite d'une auto où le conducteur, les yeux bandés, laisserait le volant à n'importe quel passager. On comprend alors que dans ces conditions, il n'ose se servir de l'accélérateur, mais emploie plus volontiers le frein! Importance d'une information exacte. Dans ces trois premiers articles, nous avons essayé d'y voir plus clair dans l'économie et le système financier dont nous sommes tributaires. Cela paraît indispensable si on ne se satisfait pas d'être un passager également aveugle dans la voiture précédente. Il est important aussi pour chacun d'être à même de pouvoir discuter en connaissance de cause avec son banquier. Il est bon par exemple de savoir que les banques "ont pris l'habitude de fixer les taux minima des crédits qu'elles-mêmes consentent à leur clientèle par référence au taux d'escompte, mais elles sont tout à fait libres, dans la pratique, d'appliquer des taux différents" (depuis mars 1966) (commentaire du film de la B.D. F. cité, 3° partie p. 11 Il est bon de se rendre compte que le taux d'escompte ou le taux du marché monétaire ne porte, pour la banque, que sur la fraction fiduciaire, non sur l'ensemble du crédit qu'elle va ouvrir. Par exemple si le rapport est de 1 à 5, un taux du marché monétaire de 12 % correspondra, rapporté à la masse totale du crédit, à 12/5 = 2,4 % seulement. La diffusion de ces informations est indispensable si on veut espérer la moindre modi- fication de l'économie et du système financier actuel. Il ne faut pas oublier que l'en- semble repose sur une acceptation passive due presque toujours à la méconnaissance à la fois des mécanismes actuels et de possibilités différentes. Les modifications, qui vont devenir de plus en plus indispensables et urgentes, ne se- ront d'ailleurs possibles que si elles se basent sur une connaissance exacte de tous les mécanismes. Dans les prochains articles nous verrons quelles sont les modifications qui peuvent être effectivement envisagées à court ou à moyen terme.