Bayard N°417 1954 Philippe vous raconte la vie de Rozanoff (Aviation) Mais que s'était-il donc passé avec ce réacteur récalcitrant? Une toute petite chose, à quoi personne n'avait encore songe avant que la mésaven- ture de Rozanoff, qui aurait pu être tragique, attire sur elle l'attention des techniciens: le comportement du pétrole aux basses températures. Ce jour-là, en effet, le thermomètre de l'Ouragan enregistrait à 13 000 mètres une temperature de 71 degrés en dessous de zéro. Après l'atterrissage, on constata que le pétrole avait gelé, et que d'énormes bouchons de glace avaient bloqué l'arrivée du carburant au réacteur. Celui-ci s'était donc arrêté, faute d'alimentation. Après cette drama- tique expérience, on put mettre au point un système d'alimentation du moteur à l'abri des attaques du froid. il faut aller y voir » ! 2 Le meilleur ami de Rozanoff,Monier, dit Popoff- il avait appar- tenu à l'escadrille française Normandie-Niémen qui combattit sur le front de Russie en 1944, est mort tragiquement aux commandes d'un Mystère-II par suite d'une autre erreur, également minime en appa- rence. Le Mystère-Il était muni de réservoirs accrochés au bout des ailes, qui étaient lâchés en vol lorsqu'ils étaient vides. Popoff > s'était aperçu qu'au moment du largage les réservoirs, entrainés par la vitesse, venaient parfois heurter l'empennage arrière de l'avion. Il avait signalé la chose aux techniciens qui demandèrent de nouveaux essais Au cours de l'un de ceux-ci, un réservoir s'écrasa sur les ailerons et les arracha. Trop près du sol - l'essai se faisait à moins de 100 mètres, - Popoff ne put réagir : son avion piqua et s'écrasa en flammes. Devant le tas de débris fumants, Rozanoff pleura comme un enfant son compagnon disparu. LE PETROLE ÉTAIT GELE! J'AI POURTANT EU CHAUD! Lojzy Fou de douleur, Rozanoff eut à prévenir Mme Monier de la fin tra- gique de son mari. Les femmes de pilotes, écrivit-il plus tard, mérite- raient qu'on leur élève un monument. Vivant, leur mari ne leur appartient pas. Il se donne trop à son métier. On le leur rend seulement lorsqu'il est mort et qu'il ne peut plus voler » Deux jours plus tard, à bord d'un Dassault-312, Rozanoff et un autre pilote, Boudier, ramenèrent à Paris le cercueil de G Popoff». installé sous les fleurs dans la carlingue de l'avion. Le temps était mauvais et l'appareil évoluait dans un véritable paquet de ouate. Les vitres du poste de pilotage ne reflétaient qu'un univers opaque, et le bruit du moteur lui-même n'arrivait pas à franchir l'épais rideau de brume. « Avec l'odeur des fleurs, la présence de la civière où dormait notre camarade, j'eus l'étrange sensation que nous étions morts tous les trois Oui, c'était bien cela nous nous trouvions tous les trois dans le paradis des pilotes perdus, Boudier et moi accueillant Popoff», le dernier arrivé. > Dessin d'Humour:MON DIEU!...CROYEZ-VOUS AUX SOUCOUPES VOLANTES, GARÇON? Mais un pilote d'essai n'a pas le droit, sous peine de se condamner lui- même à une mort prochaine, d'écouter son cœur et de goûter l'amère saveur des larmes. Il lui faut aussitôt s'arracher à ses pensées tragiques et reprendre le manche à balai » pour conjurer le sort. « L'important, après une catastrophe, dit Rozanoff, consiste à remonter très vite pour un essai, avec l'esprit détendu. » L'action, le rire, le chahut enfantin sont, pour les pilotes d'essai, une hygiène élémentaire et salutaire. C'est pourquoi Rozanoff demeure,à 45 ans passés, le collégien tur- bulent et exubérant qui casse des assiettes au restaurant et scandalise les gens paisibles qui l'entourent Derrière ces manifestations bruyantes qui ne sont que façade, le pilote qui sait qu'il risque sa vie chaque jour dissimule à ceux qui ne comprennent pas la grandeur de so tâche, un état d'esprit où se côtoient l'héroïsme et la peur Car, devant le danger, les plus courageux eux-mêmes ont peur.