Figaro 29 février 1979 CHRONIQUE Le Figaro 08112178- Extra-terrestres N OUS avons assez d'ennuis avec l'espèce humaine : ayatollahs, terroristes, pétrole, génocide, pollution, sans parler du déficit de la Sécurité sociale et de l'éclairage code obligatoire, pour ne pas souhaiter que les en- vahisseurs venus d'une planète lointaine, tels qu'ils se multi- plient dangereusement sur tous les écrans de la science-fic- tion, viennent se mêler de nos affaires. Reconnaissons que jusqu'à présent ils se sont montrés relativement discrets: il s'agit moins d'envahisseurs, de conquérants de « La Guerre des mondes », que de visiteurs touristiques, effleurant notre biosphère d'un vol léger. Le scénario était toujours à peu près le même. Une sou- Voici que les extra-terrestres s'enhardissent. L'équipage d'une inquiétante boule de feu s'est emparé d'un jeune homme qui se promenait dans la campagne, du côté de Cergy-Pon- toise, en compagnie de deux camarades, et l'a emporté on ne sait où dans des desseins que l'on ignore. Le goût de prendre des otages se répandrait-il dans d'autres systèmes solaires ou dans d'autres galaxies? Il ne s'agit pas de cela, heureusement. PAR THIERRY MAULNIER Le jeune homme nous a été rendu en bon état au bout d'une semaine, sans demande de rançon et sans avoir été mal- traité par des ravisseurs d'humeur moins féroce que les étu- diants de Téhéran. Avait-il été soumis à un interrogatoire par des habitants d'une planète lointaine poussés par la curiosité ethnologique ou occupés à des activités d'espionnage ? Il fau- drait en conclure que la langue française, en recul sur notre Terre, trouve, par des voies qui nous échappent, une revanche à des années de lumière de nous. Ce serait une bonne nou- velle, mais elle ne peut être confirmée, le jeune homme nous étant revenu amnésique, ce qui renforce dans leur conviction ceux qui croient aux extra-terrestres et dans leur doute ceux qui n'y croient pas. Pour ma part, je suis du côté de ceux qui doutent, mais je coupe volante, ou une patrouille de soucoupes volantes, pre- nait en chasse un avion humain, lui faisait escorte pendant un moment comme par jeu, à la manière des dauphins qui suivent les bateaux, puis s'évanouissait dans l'espace, silencieusement à une vitesse affolante. Ou bien l'engin mystérieux se posait dans un champ à proximité de quelque cycliste solitaire ou d'un couple d'amoureux campagnards dans le dessein évident de se montrer et de laisser entrevoir, dans une lumière oran- gée, des occupants de petite taille et de couleur généralement verte, avant de reprendre son vol sans laisser derrière lui d'au- tre trace matérielle de son atterrisage qu'un peu d'herbe fou- lée. suis bien obligé de noter cet appétit de croire qui, dans le dé- sarroi de tant d'anciennes religions et parmi les découvertes décevantes de notre science, qui nous montrent dans les pla- nètes que nous pouvions croire peuplées d'êtres plus ou moins semblables à nous des déserts inhabitables, cherche avec an- goisse des signes de vie dans ce silence éternel qui effrayait Pascal. Tout autant que jadis la crainte de l'enfer, la peur de notre solitude cosmique nous étreint aujourd'hui. Nous avons besoin de quelqu'un, ce quelqu'un fût-il non un sauveur, non pas même un secours, non plus même un interlocuteur valable, mais un ennemi, mais une menace. Rappelons-nous le mot de Macbeth à l'heure de sa mort, ce mot qui en dit plus que tous les traités de philosophie de la condition humaine : « L'homme est un pauvre acteur qui vient une fois dire son rôle sur la scène, et on ne l'entendra jamais plus. » Ce rôle que le pauvre acteur ne dira qu'une fois sur la scène, il se résigne mal à le dire devant une salle vide. Thierry MAULNIER de l'Académie française